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ENTRETIEN AVEC AICHA M’BAREK ET HAFIZ DHAOU POUR « CELEBRATION »

INFERNO

05 nov 2021

ENTRETIEN avec Aicha M’Barek & Hafiz Dhaou pour leur création « CELEBRATION », création 2021 –  Cie Chatha – Chorégraphie Aicha M’Barek & Hafiz Dhaou – Espace des arts, Scène nationale de Chalon sur Saône dans le cadre du Festival Transdanses  – mardi 16 novembre 2021 à 20h.

On avait quitté Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou avant les confinements et autres crises sanitaires, aux conditions radicales pour la culture comme pour la danse. Ils venaient de présenter à la Scène Nationale de Macon « Ces gens-là ! », un quintette généreux que le public n’avait de cesse de rejoindre sur scène pour partager l’euphorie de cette danse… Ils renouent avec le travail et la danse avec ce faux trio « Célébration », où la présence du musicien Jean Noël Françoise vient redonner du sens à un travail délicat, qui pousse vers les autres et cherche à renouer avec le public si longtemps absent des salles. Les danseurs Johanna Mandonnet, Stéphanie Pignon et Fabio Dolce apportent une force à ce travail dont nous parlent les deux chorégraphes… On les a rencontrés dans leur studio de Lyon (l’ancien Studio Lucien de Denis Plassard) qui vient de leur être confié, pour le meilleur et pour le pire, comme on dit dans les mariages ! Entretien :

Inferno : Nous vous avons quittés avec « Ces gens-là ! », une pièce très intense. On vous retrouve avec une nouvelle proposition qui a eu plusieurs titres ?

Aïcha M’Barek : Oui. Nous avons commencé à travailler cette pièce il y a deux ans. Pendant ces deux ans, on a traversé des choses qui ne nous ont pas laissés indifférents. Dans ces états, on ne peut pas concevoir les spectacles de la même manière. La pièce devait s’appeler « Rite », parce que, justement, comme une pièce appelle l’autre, « Rite » nous a été inspirée par ce qui s’est passé pendant « Ces gens-Là ! » où, à la fin de la pièce, souvent, les gens avaient envie de venir partager ce moment avec nous. Un besoin de communion… C’était vraiment quelque chose de spontané. Cette spontanéité nous parle. C’est quelque chose avec laquelle on écrit et pense nos pièces… Et « Rite » est venu de là, de ce rituel du public qui voulait nous rejoindre. La structure d’un rite nous parlait : comment ça démarre, comment cela se structure et comment cela peut arriver vers quelque chose proche de la communion. Mais on a traversé d’autres événements privés ou quotidien, qui ont fait que cette idée de rite nous conduisait à un enfermement… Avec le temps, nous avons senti que nous n’avions plus besoin d’être enfermés, mais plutôt d’aller vers l’autre. Nous ressentions un manque avec cette seule idée du rituel… On ne pouvait donc plus rester sur cette idée. Il nous est apparu que nous devions « célébrer » quelque chose… Lorsque tu as un manque, que tu désires quelque chose et que tu ne peux pas l’avoir, tu vas tout faire pour l’avoir et c’est là où « la célébration » nous paraissait plus lumineuse, nous apaisait. En plus, dans la célébration, il y a toujours cette idée de structure. Il y a un début. Il y a une manière d’arriver, une manière de recevoir. Il y a une manière avec laquelle les choses évoluent pour arriver à cette ouverture commune. C’est comme ça que les choses se sont dessinées pour le titre de la pièce et la chorégraphie elle-même.

Après « Ces gens-là ! », de nouveau un trio, vous revenez à cette écriture à trois, c’est quelque chose que vous aimez faire, les trios ?

Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou : Oui et non !

Hafiz Dhaou : Une fois qu’on s’est décidé à assumer le fait que ça allait vers la célébration… on s’est dit que dans célébration, il y a un état initiatique, de recommencement de quelque chose. Il ne fallait pas qu’on tombe dans la transe, ça c’était quelque chose d’assez clair pour nous… Nous voulions arriver à indiquer que lorsqu’on s’élève, on s’élève d’une manière consciente, on sait où l’on met les pieds, alors que dans le rite, il y a l’initiatique qu’on impose aux autres alors que dans la célébration, il y a quelque chose qui « accueille » les autres. Cette idée de l’accueil, une fois que tu traverses cette histoire-là, d’être séparé des gens, d’avoir travaillé sur l’absence, sur cet absent qui n’est pas là… On a invité tous nos danseurs, mais il s’est avéré que certains étaient partis « ailleurs »… Il fallait donc repenser ce que c’était que de faire groupe…

… Partis travailler ailleurs ?

Hafiz Dhaou : Non. La pandémie n’a pas laissé indemnes les artistes qui fabriquent, qui créent, qui pensent le monde. Ils avaient l’impression d’être utiles au monde, et là, on leur dit : vous n’êtes pas très utile, voire, même : vous n’êtes pas essentiels ! Donc, leur épicentre s’est déplacé. Ils n’existaient plus dans la société alors qu’ils pensaient y avoir un rôle… que nous faisons partie de celle-ci… nous n’avions plus de métier, plus rien… Pour Aïcha comme pour moi, ça nous a suffi à nous dire : aujourd’hui, on peut faire les choses… et d’ailleurs, les choses les plus simples devenaient très, très importantes. Elles devenaient essentielles. On s’est rendu compte de la dynamique qu’il y avait un avant et on s’est dit qu’elle ne pouvait pas se poursuivre. Notre langage devait changer. L’écriture doit changer. La sagesse des corps et leur maturité devait suffire à ces états de corps. Pour nos autres pièces, Aïcha et moi avons créé des états de corps particulier, parfois de manière artificielle. C’est Pasolini qui écrit dans « La rabbia » : on recrée un état de corps en état d’urgence. On le conditionne ou on l’épuise. Pour plusieurs de nos pièces, nous avons pris l’épuisement comme moteur de singularité… On lâche quelque chose et le public est témoin de cette chose quand on a lâché… Du coup, « Célébration » porte en elle ce que la période de séparation avec le public nous a donné comme message… C’est tout bête d’avoir un corps qui ne travaille pas de la même manière, qui ne peut pas s’émouvoir avec les autres et sûrement pas aller le faire sur les téléphones portables, d’une manière virtuelle… Donc nous, nous avons choisi de rester sur notre ligne directrice qui est : l’autre, l’absence de l’autre. Il me manque, comment je fais sans lui… C’est comme cela qu’est né tout ce discours, toute cette envie de revoir les autres et la forme trio, elle s’est faite aussi avec les gens qui ont accepté d’avoir la patience de repartir sur un temps de création, parce que, après le confinement, on s’est rendu compte que la patience n’est plus au même endroit…

Aïcha M’Barek : …Et on ne pouvait pas, nous aussi, les forcer, après avoir été tous forcés, à subir quelque chose qui nous dépassait, à revivre aussi une création d’autant qu’on ne travaille pas sur la technicité du corps seulement. Ils s’y mettent d’eux-mêmes donc, on ne peut pas obliger quelqu’un…

Hafiz Dhaou : … On a attendu. On était aux aguets, à attendre que chacun de nous se rende disponible, par choix… Dans les demandes qu’on a faites aux uns et aux autres, trois sur tous nos danseurs habituels ont répondu présent. C’était précieux, ça te fait pousser des ailes. On a perturbé cette cohérence du trio avec la présence assumée d’un musicien sur scène qui électrise tout ça, qui arrive à avoir cette voix écorchée, mélancolique, mais en même temps tellement belle tellement, tellement énergique…

Aïcha M’Barek : … Une profondeur malgré le « grattage » de la guitare qui peut donner un son, une vibration qui peut aussi surprendre, mais il y a une profondeur, on cherchait le sensible, une force opposée…

Hafiz Dhaou : Avec une guitare, on va dire : « Oh là là… », ça va générer des décibels mais, en même temps, l’organe aussi, les cordes vocales aussi, son implication physique aussi. Dans la pièce, on essaye de le guider, de l’aider à s’assumer sur scène pour qu’il puisse se déployer et nous faire part de sa juste mélancolie. Elle n’est pas triste pour autant. Elle est remplie de sagesse de maturité… Et en plus, quand on l’a saisie, elle s’amplifie. Elle devient radieuse, communicative, comme si les gens devenaient éponges de quelque chose… Nous, on prend le public, comme des arbres ou des plantes qui purifient l’air. Nous ressentons le besoin de prendre du public et d’envoyer cette énergie vers le ailleurs, vers cette chose dont on ne maîtrise pas les règles… Le corps des compagnons de route, je pense à Johanna Mandonnet, Stéphanie Pignon et Fabio Dolce se métamorphosent en permanence, c’est un fruit dont le sucre est arrivé à maturité car il est reste un temps plus long sur son arbre, il est juste parfait et bien sucré…

La scénographie – qui est toujours un élément important de dans votre travail – cette fois-ci, il y aura quoi : du gravier, du sable, des silhouettes de personnages en carton…?

Hafiz Dhaou : Bonne question…

Aïcha M’Barek : Il y aura de l’énergie…

Hafiz Dhaou : Il y aura du corps, des silhouettes, des trajectoires. C’est la première fois qu’on assume un espace blanc.

Donc ce sera un espace blanc !

Hafiz Dhaou : Mais je ne sais pas si utile de le dire, mais, en tous les cas, l’idée, c’est..

Si, tout de même, dans votre travail, c’est très différent et comme vous le dites, très nouveau…

Hafiz Dhaou : …Autant sur « Narcose », on a cherché la profondeur sombre mais qui était liée à l’ivresse des profondeurs, qui était jouissive dans le sens ou plus on tombe, mieux on se porte…

Aïcha M’Barek : Une scénographie profonde et sombre et une autre profonde et lumineuse…

Hafiz Dhaou : On va voir. En tous les cas, il n’était pas question de repartir comme avant ! Y compris pour les corps… Cependant, en termes d’écriture, autant pour « Narcose », on avait besoin de trouver cette circulation continue de droite à gauche – parce que Aïcha et moi on écrit de droite à gauche – autant là, c’est les bras grand ouverts, du fond de la salle, du fond du fond du plateau, c’est juste ce geste-là, d’avoir les bras grand ouverts qui a décliné toute la scénographie. Elle est née de cette envie qu’une fois les bras grand ouverts, on regarde vers le monde, vers le public. Si on se met de dos, au lointain, on se met face aux gens, qu’on ouvre les bras et bien ça y est, on peut prendre chacun dans nos bras et lui dire tu m’as manqué… Ce corps qui au milieu devient une sorte de fissure lumineuse par laquelle passe le possible, le rêve. Le corps devient lui-même catalyseur… et cela va être le travail rigoureux de Xavier Lazarini, notre complice, avec lequel nous travaillons depuis longtemps, pour qu’il ne cède pas la tentation du blanc et…

Qu’elle est cette « tentation du blanc » pour un éclairagiste ?

Hafiz Dhaou : Et Bien, de tout montrer ! de tout éclairer… On a eu même envie d’aller vers la vidéo, nous avons engagé une démarche auprès d’Etienne Aussel qui nous a fait creuser cette question de la vidéo, mais très vite, nous avons compris que la solution ne viendrait pas de là. On ne voulait pas quelque chose de virtuel et c’est devenu évident lorsqu’on a fait des essais sur le plateau de la Scène Nationale de Chalon sur Saône qui nous a offert une résidence technique – précieuse ! – et qu’on est allés chercher la ligne dramaturgie. A chaque fois qu’on a essayé quelque chose, on voyait que ça ne fonctionnait pas et donc, on a défini ça par élimination. Dans notre démarche, on teste en permanence. On est en recherche permanente…

Dans ce trio, il y a deux femmes, un homme et pourtant aucun ne semble sexué…

Hafiz Dhaou : Nous n’avons jamais pensé les pièces à travers le genre, la race, les origines des gens, leur couleur de peau…

Aïcha M’Barek : En tous les cas, c’est quelque chose qui nous ressemble. Si on n’a pas choisi de mettre cela en évidence, de donner un rôle de femme à une femme, etc. c’est qu’on n’a pas ce rapport là à l’Humain – avec un grand H, dit Hafiz.

Hafiz Dhaou : A l’école, tout petit on nous a appris le mot insenn qui veut dire ni femme, ni homme… C’est fort car dans les premiers écrits sacrés, avant de parler de femmes et d’hommes, on parlait d’humain… Je pense aussi que dans notre parcours, quand Aïcha dansait, elle devait prouver qu’elle n’était pas « une fille facile » image accolée à la « danseuse ». Elle a donc développé son côté masculin et moi, il fallait que je ne montre surtout pas le côté sensible de la danse, du coup, pour trouver un terrain d’écriture commun à tous les deux, il fallait qu’on balaye cette question.

Aïcha M’Barek : On ne s’attribue pas de rôles dans l’écriture de nos pièces… On n’a jamais dit : toi tu fais ça parce que tu es un homme et toi tu fais ça parce que tu es une femme…

Vous avez trois interprètes qui travaillent régulièrement avec vous, comment vous les désirez dans votre travail maintenant, comment vous les dirigez. Est ce qu’ils arrivent encore à vous surprendre ?

Aïcha M’Barek : C’est une vraie question, tout le temps. Il se trouve que cette pièce nous donne cette liberté de nous laisser surprendre par eux parce qu’on ne l’a pas pensée comme les autres. C’est une pièce qui est construite à partir de l’humain en déconstruction, je ne sais pas comment dire – Hafiz : fragmentée – Cette pièce, finalement ce ne sont que des fragments. Nous ne sommes pas en train de les recoller, mais c’est évident que tout ça fait un tout, et c’est pour ça que la pièce nous a un peu facilité la tâche, la manière dont on l’a pensée nous a permis d’emmener les interprètes vers des endroits qu’eux-mêmes ne doutaient pas qu’ils puissent aller…

Hafiz Dhaou : Cela a été possible parce que nous avons fait le choix d’être en dehors de la pièce aussi. On était tentés d’être avec eux, mais, on a très vite compris qu’on ne devait surtout pas être avec eux…

Et comment ça se comprend ?

Hafiz Dhaou : Quand tu prends en otage une pièce pour glisser un solo de toi alors que ce n’est pas le but du spectacle… Et c’est ce respect aussi, d’être à l’écoute, cette capacité d’écoute de ces corps-là, où ils rendent compte de l’état de l’humanité dans laquelle on est et de la poésie vers laquelle on veut aller. Tu ne peux pas être dehors et dedans… On était tenté de partager, d’avoir cette communion avec eux, mais on n’était pas au bon endroit. Il fallait que quelqu’un « organise ». Organiser ce n’est pas forcément « profiter », mais c’est d’être au moins à l’origine de quelque chose qu’on va partager avec le public. C’est la première fois qu’on n’utilise pas le plan-séquence comme principe d’écriture de notre danse, où le temps de la fiction est égal au temps réel. On a toujours injecté du temps réel dans nos pièces grâce au « plan séquence » : personne ne quitte le plateau. C’est la première fois qu’on écrit une pièce avec des ellipses, avec des sauts d’axes – c’est assez troublant d’ailleurs. Je pense que nous avons toujours préservé ce mode de structure cinématographique. Ce plateau blanc permet ces changements de points de vue radical à chaque fois. Pour la bande-son aussi, notre processus a changé. Habituellement, on injectait du réel dans la bande son, alors que là, il n’y a pas de musique additionnelle. C’est à dire que c’est produit en temps réel et en direct avec une distance poétique. C’est l’effet du temps, qui a changé, dilaté. Il fallait créer des temporalités différentes, sans piétiner la vulnérabilité du moment et en faire une force, un pouvoir sur le destin. Avec Aïcha, nous sommes conscients que nous construisons avec nos doutes et ça nous protégé, ça nous rend humain, « Célébration » contient cette dimension.

Le musicien devient aussi un danseur dans ce dans ce travail. Est-ce qu’il est inclus dans cette dans cette démarche, ou est-ce qu’il est toujours musicien ?

Hafiz Dhaou : J’espère que non ! J’espère qu’il ne le restera pas… Je n’ai rien contre les musiciens (rire), au contraire, on a fait une pièce pour « L’amour sorcier » une musique de Manuel De Falla et on a dirigé onze musiciens sur le plateau, c’était magnifique… On aurait aimé partager plus, mais le temps de la production ne nous l’a pas permis… L’objectif sur « Narcose » était d’exfiltrer le musicien vers la régie… Il n’était pas question de perturber la danse. Autant là, c’est l’inverse, d’autant que son corps est magnifique. Il a une guitare à la main et ça conditionne son geste. Son implication physique est réelle. On aime beaucoup comment il arrive à être discret, parce que, pour le théâtre, c’est magique la musique, car qu’elle accompagne le texte, c’est à dire elle arrive à créer un monde éphémère, comme ça, mais là, pour la danse, le musicien est acteur. Il est physiquement source d’énergie, source de rayonnement…

Dans les extraits que j’ai pu voir, il nourrit la danse aussi…

Aïcha M’Barek : Il la porte. Il la nourri. Il est traversé parce qu’il joue, donc son corps est en mouvement. C’est vrai qu’à un moment donné, pour nous, c’était le 4ème corps sur scène. Il n’allait pas jouer dans son petit coin, mais il devait vivre l’espace et le traverser, pas comme les danseurs exactement, parce que ce n’est pas un danseur, mais, ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas une manière de se mouvoir, une physicalité qui sert la pièce et qui porte les danseurs. Quand il est face à eux, non seulement, il joue pour eux, mais, en plus, il y a le regard, le rapport du corps à corps…

Hafiz Dhaou : Puis il y a le corps usé des rockers, il a des stigmates d’usure, c’est beau à partager parce que ça fragilise les corps des danseurs ; qui eux même portent les traces des deux confinements dans leurs corps. Je pense que ça nous touche beaucoup, les corps, comme ça et puis surtout sa disponibilité de musicien à le faire, c’était une évidence qu’il devait s’emparer du plateau, nous l’avons poussé dans ce sens…

Vous allez créer ce spectacle à la Scène Nationale de Chalon sur Saône, au mois de novembre, pendant leur festival, après il y des reprises du spectacle, ça tourne un peu ?

Hafiz Dhaou : Oui, on sera à l’espace des Arts de Chalon-sur-Saône. On fait l’ouverture du festival, le 16 novembre 2021. Avant, on aura deux semaines de plateau là-bas. C’est un luxe aujourd’hui qui est dû au fait que nous sommes « artistes associés » – Nicolas Royer, le Directeur, nous a invité à faire un bout de chemin à ses côtés… – après qu’on soit passés par Bonlieu à Annecy où Salvador Garcia a impulsé notre trajet dans la durée… Mais c’est vrai qu’aujourd’hui « la diffusion » est une vraie question. Qu’est-ce qu’on diffuse ? qu’est-ce qu’on ne diffuse pas ? Est-ce qu’on créé en catimini… On ne se pose plus la question comme cela aujourd’hui parce que, sinon, cela fausse la manière de préparer les projets, mais j’espère qu’on pourra renouer avec la diffusion, grâce au festival de Chalon, à la Maison de la danse de Lyon, à la confiance et à l’engagement des Centres Chorégraphiques Nationaux qui nous ont aidé avec leurs dispositifs de soutien, comme nos compagnons de route Héla Fattoumi et Eric Lamoureux au CCN de Belfort avec qui nous avons dansé et étions « artistes associés » à Belfort, et puis les CCN de Nantes ou celui de Rillieux La Pape, ou encore celui de Grenoble… qui sont, à eux seuls, les plus importants coproducteurs de ce spectacle – et c’est important de dire que ces dispositifs-là, aujourd’hui, servent à pallier le manque de co-productions et le manque de visibilité que vivent les compagnies indépendantes. En même temps, on a beaucoup de chance d’être reconnus et je vois l’implication aussi de l’Esplanade du Lac à Divonne-les-Bains qui est une structure (où on joue le 31 mars 2022). Je vois comment la ville s’implique à nos côtés pour nous garder chez eux, avec leurs moyens, c’est plutôt rassurant, mais on ne peut pas parler de diffusion comme avant…

Il y a aussi un paramètre qui change beaucoup la vie de votre compagnie, c’est que vous avez un studio, à Lyon, dans le 8ème ; est-ce que ça c’est aussi c’est une nouvelle étape dans votre travail, comment vivez- vous cette situation ?

Aïcha M’Barek : C’est une responsabilité, mais, en même temps, ça nous permet de recevoir, de partager le lieu, de pouvoir croiser plus de compagnies professionnelles de la région qu’on ne connaissait pas, parce qu’on était souvent ailleurs, en résidence, qu’à Lyon… Cela nous permet vraiment d’être lyonnais, au vrai sens du mot, et le privilège aussi d’avoir un bureau, de pouvoir travailler notre danse, d’essayer, de refaire quand on en a le besoin, de ne plus être dans l’angoisse de chercher un lieu de travail… Nous avons un public à Lyon qui nous suit. On s’engage beaucoup auprès de lui et nous avons noué avec eux des contacts forts lors des deux défilés de la Biennale de danse de Lyon. Nous commençons à nous impliquer dans la vie du quartier avec les établissements scolaires, voisins ou plus largement à l’université de Lyon 3… On espère créer une communauté autour de nous, puissante, engagé, à nos côtés…

Hafiz Dhaou : Bon, ça ne remplace pas un théâtre (rire !), pour la simple raison qu’on n’est pas sur les mêmes enjeux. Le studio permet d’être sur la matière… Il nous manque le travail sur le sens et le sens, on le voit, on le perçoit et on le travaille, dans un théâtre, assis, à la place du public… Je pense que, ce qui est bien, c’est que les gens dans ce studio sont à l’aise. Ils ont un toit, ou un foyer en tous les cas. Sous ce toit, ils peuvent se recentrer. Ils n’ont pas de compte à nous rendre. A eux de rendre ce temps productif et utile. Nous, on n’a pas le droit de regard sur ça… Nous avons tellement galéré pour avoir des lieux de travail, qu’aujourd’hui, on propose ce lieu. On l’a peint tout en blanc pour que tout le monde puisse se l’approprier, le retransformer et que chacun puisse chercher ; c’est important de chercher pour se nourrir, qu’ils puissent faire des reprises de rôles… Souvent, on les reçoit au début de leur création. Il y a une attention particulière à voir pour et dans ces moment-là… On le sait, les personnes sont perdues et, du coup, j’ai l’impression que le studio devient un repaire où ils ont le droit de se perdre. Au contraire, perdez-vous, on vous récupère dehors, à prendre un café ou un thé ensemble, simplement. C’est important d’imaginer cette chose, ce lieu qui puisse aussi être à l’image de notre façon de voir le monde, c’est pas mal ! Avoir un lieu ce n’est pas avoir autant de liberté que cela, c’est n’est pas un chèque en blanc, c’est beaucoup de responsabilités mais qu’on veut bien assumer pour aider la communauté dans son ensemble. On se sent prêt pour cela.

Propos recueillis par Emmanuel Serafini