[PRESSE]Bal Clandestin DANSERCANAL HISTORIQUE
Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou : « Bal Clandestin »
19 nov 2024 > 21 nov 2024Par Agnès Izrine
Raconter par le corps sa propre histoire, et entrer dans la danse, telle est la liberté offerte par la compagnie Chatha d’Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek dans cette création extrêmement réussie à l’Espace des Arts.
Quand nous nous installons dans la grande salle de l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, d’autres spectateurs nous regardent du fond du plateau, créant de fait, une aire bifrontale qui abolit le quatrième mur et nous expose tous au vu et au su des autres. Nous voici donc de plain-pied avec les artistes qui pénètrent un par un dans ce Bal Clandestin inventé par Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek. Chacun entre un peu par effraction. En force, comme Aristide Desfrères qui joue des muscles dans une gestuelle séductrice, subrepticement, comme Sakiko Oishi, nonchalamment comme Fabio Dolce, puis Bastien Roux, Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet et Hafiz Dhaou.
Chacun expose sa gestuelle dans une ambiance d’après tout. On les dirait sortis d’un conte médiéval ou d’un jeu vidéo de type Assassin’s creed. L’ambiance est sombre, conspirative même, mais il faut se souvenir que les bals ont été interdits par le régime de Vichy de 1940 à 1945… car défiant les bonnes mœurs et l’ordre établi – et sont devenus grâce à cela des lieux de résistance ! Nous ne sommes plus à l’époque de la Deuxième Guerre Mondiale, mais la violence gronde dans tous les coins du monde et si le bal n’y est pas encore interdit, l’envie de danser en a pris un coup dans l’aile.
En attendant, ce qui gronde et éructe, c’est la musique, assurée par les DJ Haythem Achour aka Ogra et Mehdi Ahmadi aka Cali Kula qui se déchaînent aux platines et au micro, tandis que la chorégraphie se déploie dans un kaléidoscope époustouflant, épousant les styles de chacun, sous des éclairages qui jouent du côté obscur de la lumière. Mais si chacun garde sa personnalité, ses origines dansées pourrait-on dire (Sakiko Oishi du butô et de la danse contemporaine, Aristide Desfrères et Bastien Roux formés au hip-hop à Chalon, Fabio Dolce des danses de salon, du classique et du contemporain, Stéphanie Pignon et Johanna Mandonnet du contemporain), tous ont une partition d’une précision diabolique à exécuter pour rester dans un geste commun et créer une danse d’ensemble, un corps collectif qui se manifeste de prime abord par des combinaisons de chaînes et de lignes à l’unisson, très rythmées, n’hésitant pas à aller chercher la folie d’anciennes Mauresques exubérantes, dansées en rond puis brisées en mille éclats. Bientôt surgit un solo d’Hafiz Dhaou comme issu de profondeurs incommensurables, absorbant dans son corps une musique violente aux accents militaires, tandis que les autres danseurs se tordent dans tous les sens, dans une gestuelle dégingandée, déconstruite, presque défigurant les corps tels que nous les (re)connaissons. Le solo de Stéphanie Pignon est, à ce titre, totalement bluffant, tout comme l’explosivité ahurissante de Johanna Mandonnet.
Mais bientôt tout s’éclaire. Fabio Dolce en short rouge assorti à ses stilettos sur des chaussettes blanches se lance dans un solo très enveloppé, tout en torsions, bientôt rejoint par les danseuses vêtues cette fois de blanc et rouge. L’une danse comme en apesanteur, l’autre en avancées immatérielles, quand les deux hip-hopeurs entrent aussi en scène. Le duo impondérable des femmes (Stéphanie Pignon et Sakiko Oishi), tout en étirements superbes n’a d’égal que le duo enchevêtré et sensuel des hommes (Bastien Roux et Aristide Desfrères). Pendant ce temps, Fabio Dolce joue les entraîneuses pour inciter tout le monde à danser au son d’un cha-cha-cha hyperdynamique.
Tout se complique quand les vrais-faux spectateurs du fond se muent en danseurs amateurs d’un bal tout aussi faussement improvisé, mais d’une solidarité et d’une solidité insensée, faisant soudain société, chacun se laissant aller dans sa danse tout en restant complètement soudés. C’est tout à fait impressionnant. Et surtout particulièrement réussi. Car plutôt qu’une énième « pièce participative » c’est plutôt un spectacle immersif où les barrières s’autodétruisent entre la scène et la salle. D’ailleurs, quelques couples se mettent aussi à danser dans les travées du théâtre.
Tout est pensé et remarquablement chorégraphié. Les amateurs se mêlant au groupe des professionnels ou s’en détachant, faisant corps avec eux, ou se constituant en ronde ou en masse, intervenant comme un contrepoids à l’ensemble de ce Bal Clandestin, l’entraînant par ses intrusions, dans une danse plus débridée et plus festive, terminant le tout sur une note très optimiste, un soulèvement général, et surtout un after où tout un chacun peut aller sur le plateau pour danser !